Les caractéristiques communes aux projets, introduites ci-dessus, ne doivent pas conduire à les considérer comme étant homogènes. Pour comprendre la variété des problématiques rencontrées, et donc celle des instrumentations et organisations mobilisables, il est utile de faire appel à trois typologies fondées respectivement sur l’objet du projet, la place économique du projet dans l’entreprise et le client du projet
Typologie des projets selon leur objet
Historiquement, le projet a été créé pour résoudre des problèmes de production unitaire. Il a vu ensuite son champ d’application s’étendre à la conception de produits nouveaux dans les industries de production de masse.
Il est maintenant utilisé dans toute sorte d’entreprises pour gérer des opérations exceptionnelles, complexes, d’une certaine envergure et mobilisant plusieurs services.
Les projets de production unitaire
La gestion de projet est ancienne mais c’est aux États-Unis qu’elle va se formaliser en corps de doctrine autonome à l’occasion des grands programmes militaires ou spatiaux et des grands travaux de développement des années soixante, sous l’impulsion des milieux professionnels américains, réunis dans le Project Management Institute.
Ce «modèle standard» de l’ingénierie des grands projets unitaires, comporte une dimension organisationnelle et instrumentale. Sur le plan organisationnel, il définit un cadre de responsabilités fondé sur le triptyque «maître d’ouvrage, maître d’œuvre et responsable de lots de travaux».
Le maître d’ouvrage est le propriétaire de l’ouvrage futur. Il a la responsabilité de la définition des objectifs (dans les termes de l’ingénierie, il définit le programme ou le cahier des charges).
Le maître d’œuvre assume deux rôles: un rôle d’architecte, d’ensemblier (responsabilité des choix de conception globaux et de décomposition en lots de travaux) et un rôle de coordination de la réalisation de l’ouvrage (organisation des appels d’offres sur les lots, choix des contractants, planification, suivi et contrôle de la réalisation des lots).
Les responsables de lots assurent la réalisation des tâches élémentaires de l’ensemble; le modèle peut fonctionner, pour les grands projets, de manière emboîtée: chaque lot pouvant être considéré en cascade comme un sous-projet.
Sur le plan des méthodes, le «modèle standard» de l’ingénierie réunit une gamme d’outils visant à la décomposition du projet, sa planification et le contrôle de coûts.
Ce modèle va s’affirmer dans l’ingénierie des grands projets unitaires jusqu’à la fin des années 1970, qui marque le début d’une crise grave pour le secteur marqué par une montée de la concurrence internationale et une mise en cause de certains excès dans l’usage de ce modèle standard (en particulier dans le niveau de détail retenu pour le pilotage et le contrôle des projets).
On commence alors à chercher à compléter cette approche en adaptant la démarche d’ingénierie concourante, qui s’est développée dans les entreprises industrielles, sur une problématique de développement de nouveaux produits.
À titre d’exemple, cette production unitaire se retrouve dans les grands programmes militaires, aéronautiques ou spatiaux, dans le secteur de l’ingénierie civile avec aussi bien les grands ouvrages d’art (tunnel sous la manche, grands ponts…) que les projets plus modestes (programmes immobiliers, construction de maisons particulières) ou dans le secteur de l’ingénierie électrique (construction de centrales…).
Les projets de conception de produits nouveaux
L’émergence et le développement de la notion de gestion de projet dans les industries de grande série s’opèrent à partir des années soixante-dix, lorsque le nombre et la complexité des projets imposent une meilleure coordination et intégration des différentes logiques.
On voit alors se créer des rôles de chefs de projet, des revues formalisées et, plus généralement, l’adoption, au sein des entreprises de production de grandes séries, de certains outils du «modèle standard».
Mais ce modèle va connaître, à la fin des années 1980, une nouvelle rupture, lorsqu’il apparaît clairement que la performance des entreprises occidentales en matière de conception de nouveaux produits n’est pas à la hauteur des compétiteurs japonais, en particulier dans une bataille économique qui, de plus en plus, se joue sur la variété, la qualité et le renouvellement rapide des catalogues (Clark & Wheelwright, 1992).
De nouvelles démarches de gestion des projets émergent, qui donnent un poids plus important au chef de projet, maintenant dénommé «directeur de projet» (Clark et Fujimoto, 1991, Midler, 1993), et visent à assurer une coopération plus efficace des différents contributeurs au sein du processus de conception (cf. infra).
Par ailleurs, l’attention se focalise de plus en plus sur le cycle de vie d’un produit qui, en gestion de projet, se définit comme l’intervalle de temps qui sépare le début de la conception d’un produit, de l’arrêt de sa fabrication, et par tous les événements et décisions qui affectent ce produit durant cette période.
Cette mise en perspective permet de montrer que des décisions prises très tôt ont des conséquences importantes sur des coûts récurrents qui sont, de fait, engagés par ces décisions, même si leur décaissement est étalé dans le temps. Il s’ensuit une volonté de maîtrise des coûts engagés lors des projets de conception des produits nouveaux qui se traduit par la mise au point d’une instrumentation complémentaire (conception à coût objectif) utilisée dans le pilotage économique de cette catégorie de projets (voir Giard, 2002, chap. II & III et Gautier & Giard, 2000).
Pour terminer, on insistera sur l’avant-projet, qui est dédié à une définition préliminaire parce qu’il traite de manière un peu particulière le triptyque «spécifications-délai-coût», ce qui a une incidence sur le pilotage de ce type de projets.
On se trouve alors en présence d’une absence de spécifications, même grossières, de l’objet d’un projet. Il s’agit alors, en un temps déterminé et avec un budget donné, de définir quelques scénarios dotés d’un minimum d’attractivité fonctionnelle et de cohérence technique.
Dans ce cas, le contrôle intermédiaire est d’un intérêt et efficacité limités et la gestion des ressources humaines assez particulière. On assiste aujourd’hui à une attention croissante de ces phases d’exploration amont dans le contexte d’une stratégie d’innovation intensive et répétée (Chapel, 1996, Hatchuel & Weil, 1999).
Il s’en suit une redéfinition des modèles de pilotage de ces explorations-amont (Lenfle, 2000, Lenfle & Midler, 2001), qui met l’accent sur le management des connaissances produites et des trajectoires d’innovation (Lemasson & Weil, 1999).
Gestion d’opérations exceptionnelles, complexes et d’une certaine envergure
L’approche «projet» est de plus en plus utilisée dans les organisations pour gérer des opérations exceptionnelles, c’est-à-dire non-récurrentes, d’une certaine complexité, en particulier parce qu’elles mobilisent des acteurs de différents services de l’entreprise et, éventuellement, d’autres entreprises, et d’une certaine envergure.
Bien entendu, on doit retrouver pour ces opérations les contraintes de spécifications techniques, de ressources et de délai qui caractérisent tout projet. L’organisation d’une participation importante à un salon professionnel ou un changement de système de gestion informatisé illustrent ce type de possibilité.
Pour France Télécom, entreprise typiquement orientée vers une production de type «opération», le passage à la numérotation à 10 chiffres ou la couverture des transmissions de la coupe mondiale de football 1998 constituent deux autres exemples de gestion de projet.
Typologie des projets en fonction de leur importance économique dans l’entreprise
Cette typologie, proposée par Midler dans ECOSIP (1993) et complétée ultérieurement par lui, repose sur le poids économique du projet dans l’entreprise. Quatre catégories sont retenues et illustrée par la figure 1.
- Le type A correspond à une configuration où une entreprise dominante, pouvant mobiliser d’autres entreprises, est impliquée dans quelques très «gros» projets vitaux pour sa survie, qui feront l’objet d’une décomposition en sous-projets.
C’est typiquement le cas de l’industrie automobile. Les régulations en place dans l’entreprise vont alors structurer de manière forte l’organisation du projet. Le problème clé est la question de l’autonomie et de la spécificité de l’organisation du projet par rapport à ces régulations.
- Avec le type B, c’est le projet qui est au centre de la régulation: c’est l’identité la plus forte, dotée d’une personnalité juridique et financière. Les entreprises impliquées rendent compte à la direction générale du projet alors que, dans la configuration précédente, c’est plutôt le projet qui rend compte à la direction générale de l’entreprise dominante.
Les entreprises et les acteurs que le projet coordonne n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Le projet est l’occasion, parfois unique, de cette coopération. C’est dans ce deuxième type que le modèle standard de l’ingénierie est le plus prégnant: aucune organisation ni culture d’entreprise ne s’imposant aux autres, toutes doivent adopter les «spécifications managériales» du projet pour pouvoir se coordonner correctement.
Les relations contractuelles sont beaucoup plus développées, pour réguler l’interaction d’agents économiques appartenant à des entreprises aux intérêts souvent divergents.
- Dans le type C, qui peut être illustré par le cas de la pharmacie ou celui de la chimie fine, on a affaire à une entreprise qui gère un nombre élevé de «petits» projets, relativement indépendants les uns des autres, et dont aucun ne met en cause, à lui seul, sa pérennité.
Dans ce cas, les projets s’inscrivent dans les procédures en usage dans l’entreprise, l’autonomie du projet est plus réduite que dans le premier type. Il n’y a pas forcément d’organisation spécifique, la fonction de chef de projet pouvant se cumuler avec une autre.
L’un des problèmes importants est ici de gérer le portefeuille des projets, d’en arrêter certains pour en accélérer d’autres ou en introduire de nouveaux. Dans certains cas (fabriquant de machines spécialisées, par exemple), les projets résultent de commandes passées par un nombre restreint de clients ce qui peut conduire, en cas d’échec d’un projet, à la perte du client, avec des conséquences similaires à celles évoqués pour le type A.
- Le type D correspond au cas particulier de la start-up c’est-à-dire à un cas de figure dans lequel l’entreprise se confond avec le projet à l’origine de sa création et ce tant que la pérennité de l’entreprise, liée à la conquête d’un marché, ne semble pas assurée.
Encore plus que dans le projet de type A, la mort du projet est synonyme de mort de l’entreprise: celle-ci est condamnée à réussir, avec des ressources limitées et en un temps compté, à s’imposer, par des produits ou des prestations de spécifications présentant quelques originalités, sur un marché.
Il est évident que le moment où la start-up change de statut pour devenir une entreprise «banale» est difficile à définir et que les instrumentations à mobiliser proviennent de la gestion de projet et de la gestion «classique».
Typologie des projets en fonction de leurs clients
Le pilotage d’un projet est nécessairement influencé par la manière dont sont négociées ses contraintes et les possibilités d’une renégociation ultérieure, ce qui n’est pas sans incidence sur les profils de poste, l’organisation et la gestion des projets. De ce point de vue, les projets à coûts contrôlés se distinguent des projets à rentabilité contrôlée.
Un projet à coûts contrôlés se caractérise par l’existence d’un client parfaitement connu avec lequel les spécifications techniques, le budget et le délai sont négociés.
Lorsque l’ensemble est verrouillé contractuellement, la marge bénéficiaire du maître d’œuvre dépendra avant tout de sa bonne maîtrise des coûts (et donc du temps) et les raisons de remise en cause par l’un des partenaires des conditions du contrat se limitent en général à des difficultés techniques qui ont été mal appréciées initialement et qui peuvent obliger à une révision de certaines spécifications.
Deux types de contrats sont classiquement utilisés. Le marché à prix forfaitaire correspond à une obligation de résultats à un prix non révisable.
Le marché en régie correspondant à une obligation de moyens: les décaissements sont facturés au client au fur et à mesure de l’avancement du travail et le bénéfice du prestataire est déterminé indépendamment du coût final; un contrôle est exercé par le client sur la réalité de la dépense et la réalisation des objectifs négociés de productivité; dans ce type de contrats, le client a la possibilité de faire évoluer plus facilement les spécifications.
Dès lors, mais pour des raisons différentes, les gestionnaires de ces projets s’attachent tout particulièrement au suivi des coûts. Reste le problème de la définition du référentiel de base.
Généralement, le projet à coûts contrôlés se définit dans le cadre d’un appel d’offre, où les contraintes de spécifications techniques et souvent de délai sont assez fixées, une certaine marge de manœuvre étant généralement laissée au niveau des processus utilisables.
Pour avoir intérêt à répondre à cet appel d’offre, il faut que les estimations de coûts conduisent à un budget inférieur à l’offre de prix, qui est jugé comme étant acceptable par le client, compte tenu de la concurrence dans cette opération.
Cette phase repose sur le savoir-faire des estimateurs, sur une appréciation des risques du contrat, sur une bonne connaissance de la concurrence et du client et, enfin, sur la capacité de l’entreprise à se différencier positivement de ses concurrents, lorsqu’elle n’est pas très bien placée sur le plan du prix.
Un projet à rentabilité contrôlée, que l’on rencontre principalement pour le développement de produits nouveaux devant être vendus sur un marché concurrentiel (comme par exemple, le développement d’une automobile), se caractérise par l’existence de clients potentiels. Dans ce cas de figure, la définition des spécifications techniques, du coût et des délais suppose qu’il existe dans l’entreprise des acteurs jouant le rôle de porte-parole de ces clients inconnus.
Ce travail de représentation du client est difficile parce que l’importance du marché potentiel varie en fonction des spécifications techniques retenues, du prix de vente final et de la date de lancement sur le marché d’un produit qui s’intégrera dans une offre où d’autres industriels interviennent.
Les arbitrages entre spécifications, coûts et délais sont alors plus délicats, parce qu’ils se fondent sur des opinions pas toujours faciles à étayer et parce qu’au fur et à mesure de l’avancement du projet, le contexte concurrentiel peut se transformer au point de remettre en cause les arbitrages initiaux.
Dans cette catégorie de projets, on distingue le pilotage en dérive lorsque l’on sait, dès le départ, que le projet a de très bonnes chances d’aboutir (par exemple, mise au point du véhicule de remplacement d’une gamme dans l’industrie automobile), la question étant de savoir où et quand, du pilotage en stop or go que l’on rencontre lorsque le projet peut être abandonné en cours d’exécution (par exemple, mise au point d’une molécule nouvelle dans l’industrie pharmaceutique).
Cette distinction, qui implique des approches différentes des problèmes de gestion et l’appel à des compétences particulières, n’est pas toujours aussi tranchée.
Tout d’abord, des accords contractuels cherchant à intégrer les logiques à coûts contrôlés et à rentabilité contrôlée commencent à se diffuser; par exemple, on observe des pratiques de négociation d’un budget initial «plus large», en contrepartie d’un partage des gains de productivité entre les deux parties ainsi que des pratiques faisant appel aux compétences d’une maîtrise d’œuvre dans la définition du cahier des charges de la maîtrise d’ouvrage.
Ensuite, de très nombreux avant – projets s’inscrivent dans une approche «à rentabilité contrôlée», avant de passer, une fois l’ensemble des contraintes définies, à une approche «à coûts contrôlés».
On peut noter enfin que les deux typologies retenues ne sont pas indépendantes. D’une manière générale, les projets de type B sont à coûts contrôlés et ceux de type A sont à rentabilité contrôlée. Les projets de start-up (type D) relèvent plutôt de la rentabilité contrôlée et, pour ceux de type C, on peut trouver tous les cas de figure.