Rarement terme aura eu autant de succès, depuis les années quatre-vingt, que celui de stratégie, aussi bien dans le langage courant que dans les formulations des problématiques scientifiques. Au regard des préoccupations actuelles des sciences sociales, il est aisé de saisir les raisons de ce succès.
À mi-chemin entre les représentations de l’acteur qui l’enserrent dans des déterminismes globaux (par exemple, une structure de classe
dans le capitalisme) et celles qui en font un atome optimisateur ou un sujet totalement autonome (par exemple la conception néo-classique de l’Homo oeconomicus), l’idée de stratégie pose la liberté du décideur, mais dans un cadre et selon des interactions qu’il subit et aménage.
On ouvre ainsi sur les aspects créateurs et relationnels des décisions, sans négliger l’influence des décisions antérieures, qui prédéterminent largement les choix présents. Il s’agit donc d’une manière totalement générale et très ouverte de réfléchir sur les actions humaines.
Table de matières
Les stratégies entre extension et pertinence
Stratégie. Le terme, d’origine grecque et militaire, faisait réfé- rence à la conduite d’une armée rassemblée dans un camp : il s’agit donc, pour un général, des choix fondamentaux vis-à-vis de l’ennemi, les décisions au cours d’une bataille engagée relevant quant à elles de la tactique.
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C’est à travers la théorie des jeux que l’idée de stratégie est arrivée dans les sciences sociales aux alentours des années quarante et, dans ce cadre, elle désigne simplement la séquence des coups prévus ou effectivement joués par un des joueurs.
Au cours des années soixante, la confirmation de l’usage du terme en économie est réalisée par l’application aux séquences de décisions prises dans les entreprises et cristallisant leurs choix fondamentaux.
L’auteur clé est ici Igor Ansoff, dont le livre Corporate Strategy (1965 pour l’édition originale) a exercé une grande influence et a été le premier d’une vaste série de travaux visant à construire, affiner et appliquer des stratégies managériales.
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Un sens large ?
Mais, depuis lors, les choses sont allées plus vite et, à partir des années quatre-vingt, tout ou presque est devenu rapidement stratégie, en économie, sociologie, psychologie, anthropologie… : qu’il s’agisse des comportements de groupes ou d’individus, de choix économiques, sentimentaux, esthétiques, plus ou moins rationnels et médités ou même de séquences d’attitudes, des auteurs en nombre croissant ont pu raisonner en termes stratégiques.
Évolution sans doute décisive pour notre propos : on se rapproche alors des ressources humaines, de deux manières.
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D’une part, celles-ci ont leurs stratégies, qu’il s’agisse de groupes de salariés ou de leurs représentants syndicaux, ou encore d’individus (ne parle-t-on pas de stratégies de carrière chez les cadres ?), et elles sont ici explicitement introduites. D’autre part, la diffusion du terme ouvre sur des interactions plus riches et complexes au sein du fonctionnement effectif des firmes.
Plusieurs auteurs ont souligné que raisonner en termes de stratégies des ressources humaines témoignait de la crise d’une conception antérieure de l’entreprise qui ne se préoccupait pas de l’application concrète des grandes décisions seules considérées comme stratégiques :
une version initiale, planificatrice, de l’idée de stratégie est ainsi critiquée et renouvelée dans la perspective du management participatif et de la « gestion stratégique des ressources humaines » pour reprendre l’expression de Charles-Henri Besseyre des Horts.
Il s’agit de lier les décisions à leur application, et donc d’associer, au niveau stratégique, les différents acteurs parties prenantes. Cette version élargie et partenariale de la stratégie est aujourd’hui dominante.
Distinguer les niveaux et les acteurs.
Les inconvénients de cette manière de poser les problèmes sont cependant sérieux.
D’abord, la rançon de l’extension de la notion est évidemment sa perte de profondeur, et si tout comportement peut être qualifié de stratégique, alors le terme n’explique plus rien, on court le risque de se perdre dans la diversité de stratégies toutes différentes les unes des autres, toutes uniques.
On peut ensuite se demander comment il est possible, dans ce cadre, d’articuler les stratégies générales des entreprises avec les stratégies des ressources humaines : à très long terme, on conçoit bien que le potentiel humain développé et mis en action génère ses propres choix d’adaptation et d’innovation et, dans ce cas, il y a fusion des choix concernant les hommes et des choix concernant l’entreprise.
Mais à court et moyen terme, n’y a-t-il pas de considérables degrés d’autonomie des choix à l’égard du personnel par rapport aux décisions au regard des concurrents et des produits ou des marchés ? Deux entreprises peuvent parfaitement se positionner de manière identique sur leurs marchés et gérer leur personnel selon des principes différents.
Certains auteurs ont été plus loin et ont souligné les risques de vision tronquée du dialogue social au sein de l’entreprise.
C’est ainsi qu’un groupe de chercheurs canadiens ont parlé de « reniement du rôle social de l’entreprise » à propos de la gestion stratégique des ressources humaines. Ils veulent dire que l’intégration des ressources humaines à la stratégie d’ensemble, à supposer qu’elle soit effectivement réalisée, prend peu ou pas en compte la diversité des aspirations du personnel en subordonnant tout aux choix de la direction.
Le diagnostic porté par un groupe britannique de spécialistes des relations professionnelles est encore plus sévère : il s’agirait de pratiques autoritaires et largement incohérentes, qui se résument à des tentatives de contournement des représentations syndicales : au nom d’un consensus au sein de l’entreprise, puisque les réactions des salariés sont prises en compte dans les stratégies, et puisqu’ils sont censés comprendre et adopter les objectifs de la direction, il peut s’instaurer une certaine confusion entre les choix fondamentaux des managers et les attitudes demandées aux employés. Cette confusion s’alimente sans doute, et le paradoxe n’est qu’apparent, aux visions trop intégrées et optimistes a priori des stratégies des ressources humaines.
Stratégies des ressources humaines : pour un usage limité et structuré
Il semble nécessaire de circonscrire l’usage du terme.
Se limiter aux groupes et aux organisations.
Il y a deux manières de limiter le champ des décisions relevant de la stratégie. Ou bien on considère tous les décideurs, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, et on pose qu’il s’agit seulement de certaines décisions importantes et réfléchies : est alors isolée une « posture » stratégique, adoptée dans certaines situations.
Ou alors on se limite aux groupes et aux organisations : c’est en quelque sorte être fidèle à l’étymologie grecque, puisqu’il s’agissait initialement, on l’a dit, de l’armée dans un camp préparant sa campagne, et le « stratège » est simplement le chef prenant les décisions pour le groupe.
Nous retiendrons cette seconde voie, qui n’oblige pas à découper les actes d’une personne, et isole en fait davantage des situations et des
gammes de problèmes que des entités collectives.
Distinguer les champs stratégiques.
Il est aisé de distinguer les stratégies générales d’entreprise, des stratégies sectorielles et des stratégies fonctionnelles. Il y a une sorte d’emboîtement, les choix fondamentaux des entreprises (comme lancer un nouveau produit, effectuer une fusion ou une acquisition, abandonner un marché…) représentant le niveau intermédiaire.
Les stratégies sectorielles rassemblent les choix et les interactions des firmes appartenant à une même zone de concurrence : par exemple, les stratégies dans la construction aéronautique, dans la sidérurgie… Les stratégies fonctionnelles sont, quant à elles, des compartiments, plus spécialisés et relativement autonomes, des stratégies des firmes.
Par exemple, les stratégies des ressources humaines, mais aussi les stratégies financières. Elles doivent évidemment être compatibles avec les choix stratégiques d’ensemble, une question importante (non réglée a priori) étant celle de leurs marges d’indépendance.
Chercher à construire et repérer des « stratégies génériques ».
Cette démarche est très fréquente en analyse stratégique. C’est ainsi, pour prendre un exemple célèbre, que Michael Porter dans son ouvrage Competitive Strategy a isolé trois « grandes catégories de stratégies » face à la concurrence : la domination globale au niveau des coûts, qui consiste à rechercher l’abaissement des coûts par une production de masse ; la différenciation qui fonde l’emprise de marché sur la réputation de qualité, l’image, la marque et la gamme ; la concentration de l’activité qui consiste à répondre aux besoins précis d’une partie ciblée de la clientèle.
De même R.A. Thiétart rappelle les « grandes options stratégiques » suivantes : la spécialisation, l’intégration verticale, la diversification, l’innovation, l’alliance et la coopération, l’acquisition et le retrait.
Le principe logique qui préside à ces typologies est qu’une gamme relativement restreinte d’orientations peut constituer un « menu » dans lequel les acteurs pourront puiser avec plus ou moins de cohérence, de suivi et de bonheur.
L’existence de ces gammes s’appuie essentiellement sur l’affirmation que les stratégies sont structurées, en quelque sorte qu’elles font système : elles reposent sur l’aménagement de contraintes durables et sur la mise en synergie d’éléments relativement stables et, par là, sont susceptibles de constituer des ensembles structurés eux-mêmes relativement stables.
L’analyse peut alors progresser, sans négliger la possibilité d’incohérences ou de « synergies négatives » sur lesquelles s’était déjà penché Ansoff, les éléments combinés pouvant contrarier l’effet recherché.
Pour prendre un exemple simpliste, faire le choix de développer une « culture de l’excellence » dans une entreprise, c’est-à-dire élever le niveau des exigences quant à la qualité des produits et du travail effectué, et chercher à recruter systématiquement les meilleurs salariés, peut difficilement s’envisager avec une politique de salaires en dessous ou simplement au niveau du marché : on risque de démotiver les salariés, ou de ne pas obtenir les recrutements espérés.
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