L’approche fonctionnaliste de la monnaie

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L’approche fonctionnaliste de la monnaie remplit une construction théorique qui est légitimement critiquée pour son incapacité à cerner la nature de la monnaie ainsi que les interactions complexes qu’elle entretient avec le marché. Elle présente pour autant une certaine portée heuristique.

L’approche fonctionnaliste de la monnaie : quelle portée heuristique ?

La dématérialisation de la monnaie

Ce modèle explique de manière simple comment un actif peut être sélectionné pour se voir attribuer le statut de monnaie dès lors que, mieux que d’autres, il remplit les fonctions assignées. Il cesse alors de ne disposer que d’une valeur intrinsèque et se voit attribuer une valeur conventionnelle (par exemple, un métal précieux qui est utilisé pour frapper des pièces de monnaie) grâce à laquelle les contraintes techniques imposées par le troc sont supprimées.

Cette analyse a également comme avantage de fournir une grille de lecture simple et séduisante pour expliquer l’évolution des formes
de monnaie au cours de l’histoire.

En effet, il semble en première approche logique de supposer que les sociétés antiques ou traditionnelles ont choisi l’actif réel qui leur semblait le mieux satisfaire aux fonctions monétaires pour le transformer en monnaie (on parle à ce propos de monnaie marchandise ou de paléo-monnaie) : le sel en Abyssinie, des coquillages spécifiques en Océanie, la feuille de thé dans le sud de l’Asie, le poisson séché à Terre-Neuve, le sucre dans les Indes orientales, des pièces de toile (Guinées) dans certaines régions d’Afrique, etc.

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Le modèle fonctionnaliste permet par la suite de donner du crédit à la thèse de la « dématérialisation de la monnaie ». Il semble en effet aisé d’admettre qu’au cours de l’histoire longue de l’humanité, la monnaie marchandise a été progressivement remplacée par la monnaie de métal compte tenu des caractéristiques intrinsèques des métaux (et notamment des métaux précieux) grâce auxquelles les fonctions monétaires sont effectivement mieux remplies.

L’histoire fournit ainsi de très nombreux exemples de monnaies métalliques qui ont occupé une place centrale dans les sociétés humaines : le statère d’or du roi Crésus au VIe siècle av. J.-C. ; le Solidus d’or de l’empereur Constantin à Rome au début du IVe siècle apr. J.-C., qui a connu une exceptionnelle longévité en restant la monnaie d’or de l’Empire byzantin jusqu’au XIe siècle ; le denier d’argent de la période carolingienne en France ; ou encore le louis d’or de Louis XIII.

Enfin, la période moderne est caractérisée par des types de monnaies qui se sont affranchis des métaux précieux en passant par l’étape du papier-monnaie ou de la monnaie fiduciaire moderne, jusqu’à prendre une forme totalement dématérialisée, la monnaie scripturale, notamment sous sa forme électronique actuelle, en étant l’exemple emblématique.

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b) Le primat de la fonction d’intermédiaire des échanges

Le modèle fonctionnaliste met en lumière le fait que le système économique doit accorder la priorité à la fonction d’intermédiaire des échanges sur les deux autres fonctions pour définir la monnaie. En effet, la caractéristique première de la monnaie est d’être considérée comme le moyen de paiement auquel la société dans son ensemble attribue un pouvoir libératoire général.

Les fonctions d’unité de compte et de réserve de valeur apparaissent comme secondaires dans la mesure où elles peuvent être correctement satisfaites par des actifs qui ne sont pas de la monnaie. L’histoire monétaire fournit de nombreux exemples où certaines marchandises étaient étalonnées dans une unité de compte différente de l’instrument qui servait par ailleurs à régler les transactions.

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Sous l’Ancien Régime en France, par exemple, l’étalonnage s’effectue en livres (on compte le plus souvent en « sous » : 20 sous étant égaux à une livre), tandis que le paiement des transactions s’effectue dans de nombreuses monnaies locales (du fait notamment de la
dispersion du pouvoir politique lié à la féodalité, il n’existe pas de moyen de paiement général qui soit accepté dans tout le royaume).

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De même, des preuves de biens qui ont été utilisés comme étalon de valeur ont été retrouvées dans les civilisations de l’Antiquité : les têtes de bétail en Égypte mais aussi dans la Grèce et la Rome antique, tandis que des dessins d’épis d’orge étaient représentés dans le but manifeste d’étalonner la valeur des richesses sur des tablettes d’argile à Uruk, dans la civilisation sumérienne 3000 ans av. J.-C.

Pourtant, dans tous ces cas de figure, il ne s’agissait pas d’actifs remplissant la fonction de règlement des échanges.

Prenons enfin l’exemple de la Grande-Bretagne contemporaine. Jusque dans les années 1960, certains biens, notamment ceux qui présentent un prix de marché élevé, s’expriment en guinées, alors que le paiement s’effectue bien entendu en livre sterling.

En fin de compte, le modèle fonctionnaliste enseigne que la fonction d’unité de compte n’est pas une condition suffisante pour transformer un actif réel en monnaie.

c) Comment articuler entre elles les fonctions de la monnaie ?

Il existe une contradiction entre la fonction d’intermédiaire des échanges et celle de réserve de valeur. Cette contradiction se manifeste de deux manières : d’une part selon le degré de rareté de l’actif qui prend le statut de monnaie et, d’autre part, selon son degré de liquidité.

Lorsque l’actif monétaire est insuffisamment abondant dans l’économie, les agents peuvent être conduits à ne plus l’utiliser comme intermédiaire des échanges, mais à le conserver en revanche pour sa fonction de réserve de valeur.

Par exemple, lorsque le système monétaire est bimétalliste (deux métaux précieux sont utilisés comme l’or et l’argent) et que les deux monnaies ont cours légal, c’est-à-dire que les agents sont tenus, du fait de la loi, de les accepter comme moyens de paiement, il se produit alors un mécanisme d’éviction de la monnaie considérée comme la plus « forte », c’est-à-dire remplissant le mieux la fonction de réserve de valeur (celle-ci est thésaurisée), tandis que la plus « faible » est utilisée comme moyen de paiement (fonction d’intermédiaire des échanges) : c’est la loi de Gresham selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne ».

En France par exemple, la loi du 17 Germinal de l’an XI (20 mars 1803) instaure un régime bimétalliste. Un taux de change fixe et légal entre l’or et l’argent est mis en place : un gramme d’or étant égal à 15,5 grammes d’argent. Chaque franc est alors convertible en 0,32258 gramme d’or et par conséquent en 5 grammes d’argent.

Comme toute monnaie bimétalliste, la parité or-argent est difficile à respecter en raison d’une part de la nécessité pour la Banque de France de « produire » des francs en or et en argent et, d’autre part, en raison des fluctuations de la production minière des deux métaux. Si l’argent devient plus abondant du fait de la découverte de nouveaux gisements, cela raréfie l’or en terme relatif et accroît sa valeur.

Dès lors que la valeur marchande de l’or augmente, les agents ont intérêt à ne plus l’utiliser pour leurs échanges : l’actif « or » remplit mieux la fonction de réserve de valeur que celle d’intermédiaire des échanges, il n’est plus utilisé comme monnaie.

L’incompatibilité entre la fonction d’intermédiaire des échanges et celle de réserve de valeur se manifeste également dès lors que l’on prend en considération le degré de liquidité de l’actif monétaire.

En effet, nous avons expliqué plus haut qu’un actif monétaire remplissait d’autant mieux la fonction d’intermédiaire des échanges qu’il était plus liquide.

À l’inverse, un actif présentant un degré de liquidité moindre (un compte bancaire rémunéré ou un actif financier par exemple) est conduit à mieux satisfaire la fonction de réserve de valeur du fait du versement de l’intérêt qui lui est associé. Il est en revanche moins liquide.

Les fonctions de la monnaie comme types-idéaux

Le modèle fonctionnaliste montre que les trois fonctions permettant de définir la monnaie doivent être considérées comme des types-idéaux à partir desquels on peut rendre compte de nombreuses situations empiriques.

Conceptuellement, la monnaie est un actif qui permet de satisfaire simultanément ses trois fonctions. Empiriquement, il est difficile d’identifier des actifs qui remplissent de manière égale ces trois conditions.

Les agents procèdent ainsi à un arbitrage : ils ont intérêt à détenir des actifs très liquides s’ils souhaitent satisfaire prioritairement la fonction d’intermédiaire des échanges et, à l’inverse, des actifs peu liquides s’ils souhaitent prioritairement satisfaire celle de réserve de valeur.

Il découle de cette incompatibilité une difficulté quant à la définition et à la mesure de la masse monétaire. Celle-ci correspond à la quantité totale de monnaie qui circule dans l’économie à un moment donné. Il est par conséquent nécessaire d’arrêter conventionnellement les actifs qui sont considérés comme monétaires et ceux qui ne le sont pas.

Au cours de l’histoire, les systèmes économiques ont toujours été conduits à privilégier une définition de la monnaie orientée vers la fonction d’intermédiaire des échanges : un actif devient une monnaie dès lors qu’il peut être utilisé directement comme moyen de paiement pour régler toutes les transactions et pour éteindre toutes les dettes à l’intérieur d’un territoire déterminé, c’est-à-dire à l’intérieur de la communauté de paiement. La monnaie est ainsi caractérisée par sa capacité à présenter un degré absolu de liquidité.

La fonction de réserve de valeur est, pour sa part, considérée comme secondaire, notamment parce qu’elle peut également être satisfaite par des actifs non monétaires.

L’approche fonctionnaliste : la nature de la monnaie éludée

Une définition instrumentale de la monnaie

Dans le modèle fonctionnaliste, la monnaie est considérée comme un outil, un instrument technique qui permet de simplifier les échanges.

Cette approche se fonde sur une hypothèse centrale qui est restée longtemps implicite, notamment dans la tradition classique et néoclassique : les sociétés humaines sont supposées toujours s’organiser autour de l’échange marchand, celui-ci étant postulé comme universel et la monnaie a été créée a posteriori, dans le but de faciliter le fonctionnement de l’économie de marché.

Une conception linéaire de l’histoire de la monnaie

Il découle de cette approche une conception linéaire de l’histoire quant aux formes que la monnaie a pu revêtir : la monnaie marchandise tout d’abord, puis la monnaie métallique qui est une forme « améliorée » de monnaie marchandise dans la mesure où l’actif qui sert de support monétaire présente aussi une valeur d’usage en plus de sa valeur monétaire (l’or comme les coquillages ont une valeur intrinsèque avant d’être de la monnaie !), puis la monnaie fiduciaire et enfin la monnaie scripturale.

Cette évolution des formes de monnaie est perçue comme une des composantes d’un « processus civilisationnel » qui conduit les hommes de « l’état primitif » vers la modernité. Cette conception n’est cependant pas exempte d’une dérive évolutionniste : la monnaie marchandise est considérée comme moins « évoluée » que la monnaie métallique (les métaux précieux disposent de caractéristiques intrinsèques qui les rendent plus aptes à remplir les fonctions monétaires) tandis que, par la suite, la monnaie « dématérialisée » (monnaie électronique et paiements par Internet, c’est-à-dire la monnaie scripturale qui circule électroniquement) symbolise la modernité des systèmes monétaires contemporains.

Cette hypothèse, selon laquelle la monnaie a été créée pour faciliter des échanges marchands qui l’auraient précédée et qui auraient pu fonctionner sans elle, a été largement infirmée par des travaux nombreux et convergents produits par des économistes (depuis Karl Marx jusqu’à Michel Aglietta, par exemple) mais aussi des historiens et des anthropologues.

On sait aujourd’hui que les sociétés humaines qui s’appuient, même partiellement, sur la coordination par le marché se fondent toujours et simultanément sur la monnaie.

Pour le dire autrement, compte tenu de l’état de la connaissance scientifique dont on dispose aujourd’hui, il est acquis qu’une société coordonnée par le marché et dépourvue de monnaie n’a jamais existé. C’est à ce propos que l’on peut affirmer que le modèle fonctionnaliste repose sur la « fable du troc ».

Si penser les rapports marchands en l’absence de monnaie permet sans doute de comprendre, en creux, les services qu’elle rend, ce modèle n’a toutefois aucune valeur empirique ni profondeur historique, ce qui en limite considérablement la portée.

Ce postulat du primat des relations marchandes sur la monnaie et de l’économie réelle sur l’économie monétaire conduit par ailleurs l’approche fonctionnaliste à éluder l’essentiel de la question de la nature de la monnaie dans la mesure où elle dresse, a priori, une liste de services qu’un actif doit remplir pour « devenir » de la monnaie. La nature de la monnaie est par conséquent elle-même postulée et ne fait l’objet d’aucune analyse propre.

Poser qu’un actif peut devenir monnaie, même si c’est sous certaines conditions, c’est considérer que la monnaie n’est pas différente par nature des autres actifs, qu’elle est initialement une marchandise comme les autres et que de ce fait l’économie réelle est première par rapport à l’économie monétaire. Ce sont ces deux postulats (primat des relations marchandes sur la monnaie, primat de l’économie réelle sur l’économie monétaire) que remet radicalement en cause l’approche institutionnaliste.

conclusion

Le modèle fonctionnaliste montre que la monnaie remplit trois fonctions : unité de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur. Elle est l’actif le plus liquide dans une économie : c’est le seul actif qui présente un pouvoir libératoire général.

En se centrant sur « ce que la monnaie fait », le modèle fonctionnaliste évince la question de la nature de la monnaie. Contrairement à la « fable du troc », il n’existe pas d’économie marchande dépourvue de monnaie. La monnaie n’a pas été instituée pour faciliter les échanges marchands, c’est elle qui rend le marché possible.

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