La monnaie dans la théorie de Karl Marx occupe une place centrale en tant qu’élément clé du fonctionnement du système capitaliste. Marx analyse la nature de la monnaie dans le contexte de l’économie non marchande et de l’économie marchande, en soulignant que la monnaie est avant tout un rapport social.
Dans cet essai, nous examinerons les concepts de l’économie non marchande et de l’économie marchande, l’importance de la monnaie en tant que rapport social, ainsi que les trois enseignements fondamentaux de Marx sur la nature de la monnaie.
Table de matières
Économie non marchande et économie marchande
La première conceptualisation robuste de la nature de la monnaie comme institution en économie trouve sans doute son origine dans les travaux de Karl Marx (1818-1883). Celui-ci établit une différence théorique originelle entre une économie non marchande et une économie marchande et son analyse de la monnaie découle de cette distinction.
Dans une économie non marchande, la coordination des activités s’effectue typiquement soit dans une logique coopérative, c’est-à-dire que
tous les membres de la société décident de façon égalitaire de la façon dont les activités de production s’organisent, soit dans une logique hiérarchique, lorsqu’une autorité impose ses choix à ses subordonnés, soit enfin dans une logique communautaire c’est-à-dire avec des normes sociales qui s’imposent à tous.
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Dans nombre de sociétés traditionnelles ou préindustrielles par exemple, la production de richesses fait l’objet d’une centralisation ex ante dans le cadre d’un système de conventions et de normes préétablies, par exemple par la chefferie dans une société tribale, puis d’une distribution et, le cas échéant, d’une redistribution elles-mêmes conventionnellement préétablies entre les membres de la société.
Dans ce cas, Marx montre que le travail et l’échange de richesses qui lui est attaché font l’objet d’un usage contrôlé par un système de normes : normes de parenté pour organiser la production domestique, normes religieuses pour organiser les offrandes, normes politiques pour le paiement de tributs, etc.
De même, dans certaines communautés rurales de la société féodale, il existe un mode de coordination permettant, ex ante, d’organiser la
production de richesses (par exemple, avec une division du travail planifiée collégialement entre les habitants d’un village ou placée sous l’autorité du seigneur local pour semer, cultiver, récolter les céréales ; puis produire les farines, le pain et enfin distribuer celui-ci au sein de la population villageoise).
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La fable du troc est donc fausse : dans ces communautés aucun homme n’a jamais produit sans savoir à l’avance à qui il devra céder le fruit de son travail. Le problème de la double coïncidence des besoins n’advenait pas car il était solutionné ex ante.
Par opposition, une économie marchande est une économie dans laquelle la coordination par le marché est prépondérante pour produire les richesses et réaliser les échanges entre l’ensemble des individus.
Dans une économie marchande, les richesses produites sont des marchandises, ce qui pour Marx signifie produites pour le marché et non pour soi ou pour un membre de sa communauté.
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Ces marchandises ont une valeur d’usage et simultanément une valeur d’échange. L’organisation de l’économie sur la base du marché
implique qu’il n’existe pas de dispositif de coordination a priori dans la production des marchandises.
Par exemple, dans une économie de marché, un charpentier produit une marchandise : le service de réparation et d’entretien des toits des maisons. Le charpentier suppose qu’il pourra acheter les autres marchandises dont il a besoin avec le fruit de la vente de sa propre marchandise.
Ce mode de coordination est décentralisé, il suppose que le marché rendra cohérente entre elles les activités des agents, de sorte que les marchandises pourront être produites en quantités suffisantes et pourront efficacement être distribuées entre eux.
La monnaie est un rapport social
K. Marx montre que l’introduction du marché et donc le passage de l’économie non marchande à l’économie marchande conduit à « décoordonner » les activités économiques. Ainsi dans une société fondée sur le marché et par conséquent dotée d’une certaine division du travail, à chaque fois qu’un agent (un artisan charpentier, un tanneur, un tisserand, etc.) produit une marchandise, rien ne permet a priori de dire combien il pourra en vendre, ni à quel prix, ni si cela lui permettra de vivre lui et sa famille des fruits de son travail.
Rien ne lui permet de dire par ailleurs si les autres agents seront, en retour, en mesure de produire les marchandises dont il a besoin pour vivre, ni à quel prix, etc.
Face à cette menace de fragmentation, un dispositif institutionnel de socialisation des travaux privés s’impose. La monnaie est ainsi cette institution qui permet, via les échanges monétaires, d’assurer un certain degré de centralisation.
Ainsi, selon Marx, « l’organisme social de production, dont les membres disjoints – membra disjecta – naissent de la division du travail, portent l’empreinte de la spontanéité et du hasard, que l’on considère ou les fonctions mêmes de ses membres, ou leur rapport de proportionnalité.
Aussi nos échangistes découvrent-ils que la même division du travail, qui fait d’eux des producteurs privés indépendants, rend la marche de la production sociale, et les rapports qu’elle crée, complètement indépendants de leurs volontés, de sorte que l’indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposée par les choses.
La division du travail transforme le produit du travail en marchandise, et nécessite par cela même sa transformation en argent »
Ainsi selon Marx, la monnaie ne saurait être réduite à une marchandise à laquelle on aurait attribué des fonctions singulières, même si l’or est effectivement une marchandise avant de devenir de la monnaie. La monnaie est fondamentalement un rapport social, elle est la réponse institutionnelle à la fragmentation que produit l’échange marchand.
Reprenant cette analyse de Marx, les économistes français Michel Aglietta et André Orléan affirment : « Dans l’ordre économique, la monnaie est l’instrument de conversion de l’individuel en collectif et du privé en social » [AGLIETTA, ORLÉAN, 1998].
Les trois enseignements de la monnaie selon Marx
Trois enseignements importants peuvent être dégagés de cette conception de la nature de la monnaie énoncée par Marx.
a. Affirmer que la monnaie est un rapport social signifie qu’elle n’est pas une « chose », ni une marchandise particulière choisie parmi toutes celles qui sont produites dans l’économie :
Marx conteste toute définition substantialiste de la monnaie. La monnaie est par nature une abstraction. Elle est une relation sociale fondée sur un ensemble de règles explicites ou implicites ; règles qui assurent l’articulation entre la fragmentation de l’économie marchande et la coordination ex post qui permet d’assurer la cohérence de l’ensemble du système social.
La monnaie est l’instrument permettant la validation sociale des travaux privés. Dans le système capitaliste, qui est un cas particulier d’économie de marché, ce rapport social conduit à une relation particulièrement asymétrique : la monnaie est l’instrument par lequel les rapports d’exploitation sont dissimulés derrière l’apparence d’une relation marchande équitable.
b. Une économie marchande dépourvue de monnaie ne peut exister.
Non seulement le troc est une « vue de l’esprit », mais cette fable du troc repose sur une incohérence interne forte, car chercher à rendre compte de l’échange marchand indépendamment de la monnaie ne permet pas de comprendre la nature véritable de ce type d’échange.
c. La monnaie n’a pas de raison d’être dans une économie qui n’est pas fondée sur l’échange marchand :
si le travail est socialement validé ex ante comme par un système coercitif de normes fondé sur la hiérarchie (politiques, religieuses, familiales, etc.) ou par une coordination horizontale fondée sur la coopération, la question de la monnaie et donc de son existence dans l’économie ne se pose pas (voir figure 1)
Conclusion
Dans la théorie de Karl Marx, la monnaie occupe une position centrale en tant que rapport social dans le système capitaliste. En distinguant entre l’économie non marchande et l’économie marchande, Marx souligne que la monnaie est bien plus qu’un simple moyen d’échange. Elle est un outil qui façonne les relations économiques, exploite les travailleurs et maintient les inégalités de classe.
Comprendre les enseignements de Marx sur la monnaie nous permet de remettre en question les fondements du capitalisme et d’envisager des alternatives qui visent à créer une économie plus juste et équitable.