Il était inévitable que des modèles aussi largement cités, utilisés et enseignés que ceux de Michael Porter fassent l’objet d’interprétations, d’amendements, voire de controverses.
Ces critiques des travaux de M. Port ont porté à la fois sur des questions de forme et sur des questions de fond. D’une part, des auteurs ont discuté l’opérationnalité de certains de ses modèles les plus fameux (notamment les 5 forces de la concurrence et les stratégies génériques), mais sans remettre en cause leur validité.
D’autre part, depuis le début des années 1990, beaucoup de travaux ont critiqué son approche de manière beaucoup plus fondamentale, en réfutant notamment la pertinence du paradigme Structure-Conduite-Performance dans le cadre de la stratégie d’entreprise.
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Le modèle des 5 forces de la concurrence, directement issu du paradigme Structure-Conduite-Performance, lui-même inspiré par l’idéologie libérale qui prévalait aux États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle, a parfois posé quelques problèmes d’adaptation dans des économies plus régulées.
Certains auteurs, notamment en Europe (par exemple Johnson et al. 2005), ont ainsi proposé d’ajouter une sixième force, elle aussi susceptible d’influer sur la capacité des concurrents à générer un profit : les pouvoirs publics.
Cependant, cet ajout n’a jamais été entériné par Michael Porter, vraisemblablement pour des raisons idéologiques : dans la quasi-totalité de ses écrits, il part du postulat très libéral que l’interventionnisme étatique constitue une distorsion de la concurrence, une anomalie qui handicape les firmes dans leur recherche de compétitivité.
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De fait, il s’est refusé à considérer les pouvoirs publics comme une force de la concurrence à part entière dans son modèle, même si, dans ses travaux ultérieurs sur la compétitivité des nations, il est revenu sur le rôle des états dans la recherche de la prospérité, qu’il présente avant tout comme un rôle de catalyseur des énergies privées (Porter, 1990).
D’autres auteurs ont critiqué le modèle des stratégies génériques. Ils ont notamment reproché la stricte dichotomie entre la domination par les coûts et la différenciation en plaidant plutôt pour un continuum (Broustail et Greggio, 2000).
De même, certains (par exemple Johnson et al. 2005) ont souligné qu’il existe également une différenciation vers le bas (proposer une offre de moindre valeur à un prix moindre) et préfèrent parler de stratégies de prix que de stratégies de coûts, en remarquant que, dans un environnement concurrentiel, les baisses de coûts se traduisent nécessairement par des baisses de prix.
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Enfin, les multiples qualités prêtées par Porter aux structures de grappes d’entreprises (Porter, 1990, 1998), même si elles ont influencé le financement par les pouvoirs publics de très nombreux pôles de compétitivité de par le monde, ont été mises en cause par plusieurs travaux.
Par-delà ces remarques ponctuelles, d’autres critiques ont porté de manière beaucoup plus profonde sur la posture adoptée par Michael Porter, en soulignant les limites intrinsèques de l’application à la stratégie du paradigme Structure-Conduite-Performance.
Certains auteurs (par exemple McWillams et Smart, 1993) ont ainsi souligné qu’en vertu du paradigme Structure-Conduite-Performance, la démarche Porterienne repose sur le postulat que la performance des firmes est directement conditionnée par la structure de leur industrie, ce qui nie a priori l’influence d’autres variables telles que les ressources ou les compétences et néglige l’impact des processus de prise de décision.
Dans cette optique, les entreprises ne feraient que s’adapter servilement à des structures industrielles plus ou moins favorables. De fait, les défenseurs de l’approche par les ressources et compétences (notamment Prahalad et Hamel, 1990) ont insisté sur le fait que la linéarité de la séquence Structure-Conduite Performance est beaucoup trop réductrice : bien souvent, ce sont les stratégies déployées par les concurrents qui modifient les structures de leur industrie.
Pour ces auteurs, l’approche Porterienne est trop mécaniste, trop techniciste, trop prescriptive. Elle fait abstraction de la volonté stratégique, des processus délibérés ou émergents de positionnement et elle n’explique pas ce qui fait la différence de performance des firmes au sein d’une même industrie.
Michael Porter a répondu à ces critiques dans son article « What is Strategy ? » (1996) en rappelant que, selon lui : « la stratégie est la création d’une position exclusive et avantageuse, mettant en jeu un ensemble d’activités spécifique. S’il n’existait qu’une position idéale, on n’aurait pas besoin de stratégie. Les entreprises seraient condamnées à un impératif simple : découvrir et préempter cette position. L’essence du positionnement stratégique est de choisir des activités différentes de celles de ses rivaux ».
D’ailleurs, dès le début des années 1980, il avait su prendre ses distances avec la stricte orthodoxie du paradigme Structure-Conduite-Performance en critiquant lui-même la nature statique et simplificatrice de ce modèle et en soulignant notamment l’impact des choix stratégiques des firmes sur les structures de leur industrie.
Comme il l’a toujours revendiqué, son approche a consisté à traduire le paradigme Structure-Conduite-Performance dans le cadre de la stratégie d’entreprise et non à l’appliquer tel quel : le modèle de la chaîne de valeur consiste d’ailleurs à formaliser des possibilités de différenciation entre les firmes évoluant dans une même industrie. Bon nombre de critiques résultent donc avant tout d’une lecture un peu partiale de Corporate Strategy (1980).
Cela dit, même en prenant en compte l’impact des stratégies sur les structures des industries, Michael Porter continue à défendre l’idée que la performance de firmes est largement conditionnée par leur industrie, par opposition à ceux qui l’expliquent par des différences internes en termes de capacité stratégique. La démarche Porterienne reste foncièrement peu compatible avec l’approche par les ressources et compétences.
Une seconde critique concerne le peu de cas que fait Michael Porter des processus stratégiques (Mintzberg et Lampel, 1999). Sa démarche, très instrumentale, n’incorpore pas réellement de dimension psychologique ou politique.
Dans l’approche Porterienne, la stratégie résulte d’une optimisation rationnelle du positionnement en fonction des structures de l’industrie (considérées comme une donnée) et non de processus complexes de négociation entre parties prenantes, d’interactions concurrentielles, de phénomènes d’inertie, voire de dérives émergentes.
Pour autant, on peut identifier dans le modèle des 5 forces de la concurrence une idéologie sous-jacente, une philosophie de l’affrontement qui transparaît au travers du champ lexical mobilisé (forces, menaces, barrières).
Comme l’ont souligné certains auteurs (par exemple Johnson et al. 2005), cette focalisation sur la concurrence frontale nie l’importance parfois déterminante des stratégies coopératives et s’inscrit dans la tradition guerrière de la stratégie militaire.
Enfin, une troisième critique de fond a été adressée aux modèles de Michael Porter lors de l’émergence de la « nouvelle économie » à la fin des années 1990. Downes et Mui (1998) ont ainsi défendu l’idée que l’approche Porterienne était trop statique par rapport à la turbulence accrue de l’environnement. Ils ont notamment proposé de remplacer les 5 forces de la concurrence par trois nouvelles forces : la numérisation, la globalisation et la dérégulation.
Cette tentative n’a pas été couronnée de succès, le nouveau modèle proposé étant infiniment moins opérationnel que celui des 5 forces. Cette critique a tout de même conduit Michael Porter à publier en 2001 l’article « Strategy and the Internet » dans lequel il défend la pérennité de ses modèles (notamment les 5 forces de la concurrence et la chaîne de valeur), annonce la fin de la « nouvelle économie » et souligne que tous ses principes stratégiques restent pertinents.
Cela dit, il est incontestable que le modèle des 5 forces de la concurrence se prête mal à une situation turbulente, où la hiérarchie des forces fluctue sans cesse.
Michael Porter lui-même a reconnu que lorsque les conditions concurrentielles sont instables, identifier des facteurs clefs de succès relève de la gageure. Pour autant, les multiples plans d’affaires rédigés lors de la bulle Internet ont quasiment tous utilisé la notion de chaîne de valeur pour expliciter leur modèle économique.