À la fin des années 1970, la sortie du livre de Crozier et Friedberg, intitulé L’acteur et le système, marque l’entrée de la production française dans les théories des organisations. En France, les théories des organisations connaissent un essor tardif. Elles entrent en scène à partir du moment où Michel Crozier fonde, au début des années 1960, le Centre de sociologie des organisations (CSO).
Auparavant, c’est la sociologie du travail qui est à l’honneur en France, soit l’étude de l’organisation du travail et de ses conséquences sur l’emploi et l’entreprise.
L’analyse stratégique prend sa place en théories des organisations et a une influence majeure sur la production française parce que le travail de Crozier et Friedberg s’inscrit dans la continuité et le renouvellement des travaux anglo-américains de l’époque.
Table de matières
L’analyse stratégique des organisations de M. Crozier et E. Friedberg
Deux ouvrages marquant de Crozier illustrent la richesse de ses recherches sur le fonctionnement des organisations : Le phénomène bureaucratique publié en 1964, L’acteur et le système publié en 1977 en collaboration avec Erhard Frieberg.
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Le premier ouvrage de Crozier porte essentiellement sur l’importance des phénomènes de pouvoir dans les organisations, phénomène relativement négligé par les travaux Anglo-Saxons. Cet ouvrage propose une reconceptualisation de la thématique des relations de pouvoir analysée principalement à travers deux cas de grandes organisations : la SEITA et l’administration des chèques postaux.
Crozier montre à travers l’analyse des relations de travail entre différents groupes professionnels qu’il s’agit de relations de pouvoir dont la manifestation la plus importante est produite par l’événement qui les met fonctionnellement en rapport, à savoir les pannes.
L’analyse des relations de pouvoir ne peut pas se limiter aux rapports hiérarchiques et réside dans la capacité des acteurs, quelle que soit leur place dans l’organisation, à repérer et à se saisir des sources d’incertitude qui s’y trouvent pour chercher à exercer une influence sur les autres catégories professionnelles.
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Crozier insiste donc particulièrement sur la dimension active des acteurs sociaux et sur leur stratégie respective dans l’organisation.
Le deuxième ouvrage fonde véritablement l’analyse stratégique des organisations. L’objectif de Crozier et Friedberg est d’élaborer le corpus théorique de l’analyse stratégique et vise à dépasser l’opposition traditionnelle entre la liberté individuelle des acteurs et le déterminisme des structures sociales.
En réalité, Crozier et Friedberg considèrent que l’acteur possède toujours une marge de manœuvre relative dans une organisation qu’il va chercher à exercer. Cette liberté n’est pas absolue, elle est soumise à des contraintes, des contingences ce qui conduit les acteurs à structurer le champ de leur action.
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Cette marge de manœuvre, utilisée dans l’action par les acteurs, peut leur conférer une réelle influence ainsi que du pouvoir dans le système organisationnel. Enfin, leur rationalité est une rationalité limitée au sens de March et Simon ce qui conduit à considérer que les acteurs effectuent des choix sensés compte tenu de leurs objectifs spécifiques.
En 1993, Erhard Friedberg proposera une actualisation de cette théorie à travers un ouvrage intitulé Le pouvoir et la règle. Il montre que le pouvoir ne peut pas être seulement défini comme une capacité à faire faire mais qu’il structure des relations dans l’organisation et, en particulier, qu’il est créateur de règles.
L’analyse stratégique consiste donc à tenter de repérer, pour chacun des acteurs impliqués dans une situation donnée, les stratégies qu’il met de l’avant (tableau 1). Il peut s’agir d’acteurs individuels (p. ex., le directeur des ressources humaines, un consommateur lésé, le coordonnateur d’un organisme communautaire) ou d’acteurs collectifs (le syndicat, le gouvernement, le conseil municipal).
Les comportements des acteurs sont difficilement prédictibles, mais ils sont intelligibles. Pour comprendre les stratégies des acteurs, il faut donc observer leurs comportements. L’analyse stratégique nécessite de comprendre comment chaque acteur définit le problème et la situation à laquelle il participe.
Ce repérage repose sur l’induction, à partir de leurs opinions, de leurs sentiments et, surtout, de leurs comportements, des buts et des objectifs qu’ils poursuivent par leurs actions.
L’analyse stratégique nécessite également de repérer les ressources que les acteurs ont à leur disposition et sur lesquelles ils s’appuient pour parvenir à leurs fins, de même que les enjeux de leur action, c’est-à-dire ce qu’ils risquent de perdre ou de gagner. Une fois que ces éléments sont compris (le problème, les buts et les objectifs de chaque acteur, les ressources et les enjeux), il devient possible d’identifier les stratégies des différents acteurs.
Ces stratégies se traduisent par les choix que font les acteurs parmi un ensemble d’actions possibles pour arriver à leurs fins. Les stratégies des acteurs peuvent être offensives, lorsqu’elles visent à améliorer leur position, ou défensives, lorsqu’elles ont pour but de préserver leur marge de manœuvre
Les concepts de l’analyse stratégique des organisations
La stratégie de l’acteur
Ce premier concept est central dans l’analyse. Il permet de ne pas dissocier les actions des acteurs du contexte organisationnel, considéré comme un construit social contingent.
Suivant cette analyse, les hommes n’acceptent jamais d’être considérés comme des moyens au service de fins que la direction fixe. Chaque acteur a donc bien des objectifs propres et une stratégie pour les atteindre. Cette liberté relative de l’acteur lui confère une certaine autonomie qui va s’exercer à travers des jeux de pouvoir au sein de l’organisation.
Le système d’action concret
Il désigne l’ensemble des relations qui se constituent et se nouent entre les membres d’une organisation et qui servent à résoudre les problèmes concrets quotidiens. Ces relations ne sont pas prévues par l’organisation formelle et les définitions de fonction.
Ces règles informelles sont néanmoins nécessaires au fonctionnement du système et sont, en règle générale, bien connues. Le système d’action concret est bien un construit social qui correspond au jeu structuré et mouvant des relations de pouvoir qui s’établissent dans les rapports sociaux.
Les zones d’incertitude
Le troisième concept de l’analyse stratégique est la notion de zone d’incertitude. Toute organisation est soumise à des masses d’incertitudes plus ou moins élevées : techniques, commerciales, financières, humaines, etc.
L’acteur qui les maîtrise le mieux par ses compétences, son réseau de communication et de relations et son niveau d’expertise peut donc prévoir ces incertitudes et détient ainsi la plus grande ressource du pouvoir.
L’incertitude constitue une zone qui donne de l’autonomie à l’acteur, une certaine influence dans le système organisationnel et, in fine, du pouvoir.
Le pouvoir
Le concept de pouvoir – central dans l’approche – constitue le quatrième concept clé de l’analyse stratégique. Il désigne la capacité d’un acteur de se rendre capable de faire agir un autre acteur suivant une orientation souhaitée. Il n’est pas automatiquement lié aux ressources de contrainte que peut donner une position hiérarchique supérieure.
Généralement, les principales ressources de pouvoir sont la compétence, la maîtrise de relation à l’environnement, la maîtrise des communications ainsi que la connaissance précise des règles, souvent complexes, de fonctionnement.
En définitive, l’analyse stratégique des organisations montre qu’il existe une dialectique entre l’acteur et le système puisque l’acteur crée le système qui est un construit social et en aucun cas une donnée naturelle figée, mais complètement dynamique et évolutive
L’analyse stratégique sera cependant l’objet de nombreuses critiques.
les critique de l’analyse stratégique
Entre autres, le postulat de la liberté des individus constitue une forme d’individualisme méthodologique chère aux théories économiques. En présentant un acteur qui ne cherche qu’à satisfaire ses intérêts et ses préférences à partir de calculs stratégiques des gains et des pertes, l’analyse crozérienne propose une représentation de l’individu désincarnée et largement volontariste.
En fait, l’acteur stratégique est un acteur des Trente Glorieuses, un acteur de la croissance, une sorte d’homo strategicus dont le calcul, l’intérêt, le marchandage et la rationalité limitée sont les principales caractéristiques.
De plus, on reprochera à l’analyse stratégique de faire abstraction des origines de l’inégalité dans les relations de pouvoir. En effet, elle ignore les inégalités sociales et économiques qui, bien qu’elles soient extérieures à l’organisation, façonnent les relations entre les acteurs.
Les individus ne sont pas égaux entre eux et la possession de ressources de pouvoir dans les jeux relationnels est loin d’être étrangère à leur position dans les rapports sociaux plus larges.
les prolongements de l’analyse stratégique
Renaud Sainsaulieu
Parmi ceux qui critiquent l’analyse stratégique au début des années 1980, Renaud Sainsaulieu est un des premiers à contribuer à l’approfondissement et au renouvellement de l’analyse stratégique. Selon lui, les jeux de pouvoir ne sont pas indépendants des représentations, des valeurs et des croyances des individus.
Ainsi, la culture, dans le sens de l’identité tant professionnelle que sociale, doit être reconnue comme une dimension importante des stratégies des acteurs. Par exemple, lorsque les employés d’un atelier de travail résistent aux directives des cadres, ils le font pour conserver leur rapport de force, mais aussi pour affirmer leur identité de métier.
L’identité au travail est un thème central des travaux de Sainsaulieu. Il soutient que l’expérience des relations de pouvoir dans l’entreprise permet de se construire une identité au travail, c’est-à-dire une façon de construire un sens pour soi et de le faire reconnaître par ses partenaires de travail.
Fondateur du Laboratoire de sociologie du changement des institutions (LSCI-Centre national de recherche scientifique), Sainsaulieu (1977 ; 1987) est donc une figure de proue dans la théorie française des organisations. Il conçoit l’organisation comme un lieu d’expression d’appartenance identitaire et de reconnaissance sociale. Selon lui, l’entreprise est un espace de socialisation secondaire.
Les formes d’identité au travail déterminent les modes de conduite collective (négociation, régulation, etc.) et se cristallisent en modèles culturels. Les organisations sont des ensembles humains fondés sur des valeurs qui leur sont propres.
Avec Piotet, il met au point une méthode d’analyse de l’entreprise et des relations de pouvoir à partir desquelles elle se structure (Piotet et Sainsaulieu, 1994). Les modes d’analyse et les outils diagnostic que ces auteurs proposent conviennent autant au travail de consultation qu’au travail de recherche.
En collaboration avec une équipe de chercheurs, Sainsaulieu présente, au milieu des années 1990, un bilan empirique des relations de pouvoir dans l’entreprise (Francfort et al., 1995).
Selon les résultats de l’enquête menée dans 81 entreprises, les profondes mutations qui affectent les entreprises depuis la fin de la croissance entraînent la multiplication des jeux d’acteurs et des ressources stratégiques. Il existerait six types d’acteurs stratégiques.
Parmi les acteurs de la société industrielle toujours présents, on trouve l’acteur contraint (acteur opérationnel ayant peu d’expertise et donc voué à une position de retrait dans les jeux de pouvoir), l’acteur de contrôle (l’acteur appartenant au sommet hiérarchique) et l’acteur menacé (l’expert professionnel des années 1960 dont le pouvoir est menacé par les transformations technologiques).
Dans les années 1980 et 1990, de nouveaux acteurs font leur apparition : l’acteur occasionnel (celui qui se caractérise par la volatilité de son engagement dans l’entreprise), l’acteur émergent (celui qui se trouve au centre des dernières transformations technologiques et professionnelles ; il s’agit de l’acteur innovateur inscrit dans différents réseaux et amenant de nouvelles connaissances dans l’entreprise) et, enfin, l’acteur de l’interface (acteur multiressources marquant la généralisation de l’ouverture des frontières de l’entreprise à son environnement).
Jean-Daniel Reynaud
Parallèlement aux travaux de Sainsaulieu, Jean-Daniel Reynaud (1997) prolonge l’analyse stratégique en mettant l’accent sur les règles et l’étude des régulations. Il distingue deux modes de régulation : la régulation de contrôle et la régulation autonome.
La première correspond aux règles formelles telles qu’elles sont émises par la direction et les cadres intermédiaires, tandis que la seconde renvoie aux règles informelles que les groupes se donnent pour fonctionner, pour résister et s’approprier leur présent et leur devenir. En fait, la régulation autonome résulte de la manière dont les acteurs jouent avec la régulation de contrôle pour atteindre leurs objectifs et réaliser leurs stratégies.
Par conséquent, Reynaud (1997) s’intéresse moins au respect des règles qu’à leur production, c’est-à-dire à leur mobilisation dans l’action. On ne peut comprendre le comportement des acteurs qu’en partant de leur volonté de changer ou de maintenir les règles du jeu à leur profit.
La diffusion de l’analyse stratégique contribue, dans les années 1990, à l’essor de théories dans lesquelles l’acteur occupe une place importante.
Parmi celles-ci, la théorie sociale des conventions (Luc Boltanski et Laurent Thévenot) et la théorie de l’acteur-réseau (Michel Callon, Bruno Latour et John Law), chacune à leur façon, prolongent les fondements de l’analyse stratégique (Amblard et al., 2005 ; Livian, 1998).
Alors que la première tente d’expliquer comment les acteurs parviennent à des accords et coopèrent entre eux, la seconde (parfois appelée sociologie de la traduction) tente de retracer les dispositifs et les moyens par lesquels les acteurs assurent la stabilisation ou l’ouverture des controverses relatives à la construction de différents projets sociotechniques.
la théorie sociale des conventions
La théorie sociale des conventions permet d’étudier la manière dont les individus élaborent des compromis. Boltanski et Thévenot (1991) proposent une théorie de la coordination permettant de répondre à la question suivante : comment des personnes aux logiques et intérêts différents – et souvent opposés – peuvent-elles s’entendre, fonctionner ensemble, construire des compromis ?
Bref, « comment des personnes peuvent-elles agir et s’accorder alors même que les modalités d’accord paraissent multiples »
(Boltanski et Thévenot, 1991, p. 56) ?
S’inscrivant dans une démarche de réconciliation de l’opposition entre sociologie et économie, Boltanski et Thévenot remontent à six grands auteurs de la philosophie politique occidentale pour en dégager autant de cités et de mondes (des « idéaux-types »). Ces différents mondes sont : marchand, inspiré, domestique, opinion, civique et industriel.
Chacun d’eux fait référence à des points de repère, dont un principe supérieur commun et un mode de qualification de ce qui est considéré comme « grand » ou « petit ». Toute situation donne nécessairement lieu à des rencontres entre ces mondes, et possiblement à des conflits.
La théorie sociale des conventions constitue, en quelque sorte, une grammaire des principes de justification auxquels font appel les acteurs lorsqu’une épreuve survient. La théorie sociale des conventions fournit donc une grille d’analyse des mondes permettant
d’expliquer d’où viennent les conflits et, par conséquent, de trouver des arrangements et des compromis que divers dispositifs viennent stabiliser.
la théorie de l’acteur-réseau
De son côté, la théorie de la traduction (Latour, 2005), mieux connue sous le nom de théorie de l’acteur-réseau, est issue des recherches en sociologie des sciences. À l’origine, elle s’intéresse aux conditions d’émergence des innovations. Une innovation peut avoir lieu lorsque des logiques ou des rationalités différentes sont « traduites » dans le langage les unes des autres.
La mise en réseau de ces logiques est une condition nécessaire de l’innovation, car elle rend possibles les opérations de traduction qui permettent la coopération entre les acteurs. En théories des organisations, on trouve de plus en plus d’applications de cette perspective théorique.
Le nombre de mondes n’est pas fini et, d’ailleurs, Boltanski et Chiapello en ont ajouté un septième, le monde du projet où le principe supérieur commun réside dans la capacité des individus de s’inscrire dans des réseaux. L. Boltanski et E. Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
Un réseau est « un ensemble d’entités humaines et non humaines, individuelles ou collectives, définies par leur rôles, leur identité, leur programme» (Amblard et al., 2005, p. 134). Les principaux concepts clés de la théorie de l’acteur-réseau sont les suivants : actants, traduction, controverse, investissements de forme, intermédiaires.
La théorie de l’acteur-réseau permet de reconstituer la chaîne d’arguments pour comprendre comment les acteurs définissent, associent et négocient ce qui constitue leur monde social. Il s’agit de suivre la chaîne de traduction qui permet la mise en place d’un réseau en fonction des étapes suivantes : problématisation, intéressement, enrôlement et mobilisation.
Conclusion
L’analyse stratégique fournit un cadre permettant d’inscrire l’analyse des relations de pouvoir dans les systèmes d’action où elles se produisent. De plus, elle considère l’action organisée, et non pas l’organisation, comme l’objet privilégié des théories des organisations.
Enfin, elle propose une méthode d’analyse inductive permettant de comprendre plutôt que de prédire des comportements. L’analyse stratégique nous amène ainsi dans un univers de réflexion centré sur un projet compréhensif qui s’éloigne du projet normatif des théories des organisations.